Mes yeux tombèrent sur la ligne d’horizon. La brume s'estompait et je pouvais maintenant distinguer la démarcation entre les vagues et les formations nuageuses. Ce monde minéral dansait à cadence lente et régulière et le soleil émergeait de sa torpeur matinale.
Je me sentais heureuse sur le gros caillou. A flanc de falaise, je gouttais aux embruns qui chatouillaient mes narines. Mes pieds encore nus frissonnaient de notre marche dans les pâtures humides. Mon esprit flottait le long des grès et rochers en contrebas. J’imaginais les bateaux, les îles, les ports et autres enfants qui avaient touché à ces mêmes embruns. Cette dernière pensée me rappela à mes devoirs matinaux. La maisonnée allait bientôt se lever et je n’avais pas encore tisonné et rallumé le feu. Le cœur plus léger, je pris le chemin du retour.
“Bien le bonjour Elowen”, me lança Guirec l’apprenti boulanger. Une odeur appétissante se répandait autour de lui alors qu’il entrebâillait la porte de la hutte.
“Que Aimend répande sa chaleur sur tes miches de pain et Alisanos veille sur ta journée” lui répondis-je avant de tourner le coin d’une autre hutte et de prendre le chemin menant au hameau du “fond du bois”. Deux maisons en constituaient les corps de logis. L’une pour ma famille, l’autre pour mes cousins. Nous nous partagions depuis trois générations ce lieu avec des bâtiments qui avaient vu le jour au gré de nos besoins : un grenier à blé, une porcherie et une étable pour nos animaux, une forge et quelques parcelles de champs cultivés. Je trouvais l’endroit disharmonieux de part la disposition des constructions et me sentait régulièrement mal à l’aise quand je revenais dans cet habitat.
En arrivant dans la cour, je sentis que mon père avait déjà prélevé les œufs des poules par son odeur qui se répandait sur mon chemin. Yougo me fit la fête en me léchant quand j’ouvris la porte principale de la maison. Une douce odeur de lavande et de thym séché se répandait dans la pièce. Ma mère était déjà affairée. J’étais en retard. Je m’activais sur les braises puis allais réveiller mes trois jeunes frères, Erwan, Iwen et Nolan. Encore somnolents sur leurs paillasses à l’extrémité de la salle, je les aidais à enfiler leurs braies et leurs tenues en laine. C’était un grand jour, le roi et ses guerriers partaient en bateau à la réunion des druides sur l’île de Lonzigot. Mon père allait faire partie du voyage en sa qualité de matelot et d’artisan armurier. Le roi tenait à ce que ses armes puissent être entretenues, même lors de ces déplacements. Erwan était le plus grand des trois. Agé de dix ans, il aidait souvent notre père dans ses travaux quotidiens à la forge. Iwen et Nolan, nés jumeaux, formaient un couple inséparable et bagarreur. A seulement six ans, ils étaient intrépides et curieux de tout. Nous les retrouvions souvent dans le village à faire la causette avec les vieilles femmes où à observer les activités des artisans.
Père entra : “Iwen, Nolan, dépêchez-vous, peignez vos tignasses ébouriffées et venez tous m’aider à charger la mule”. Une fois à l’extérieur, il ajouta : “Les enfants, je veux que vous preniez soin de votre mère pendant mon absence. Elowen, veille à ce que ces deux là ne se retrouvent pas fourrés dans des mauvais coups. Et Erwan, je laisse refroidir un bout de lame pour une commande. Regarde à ce que la température diminue doucement.” Tout en parlant, il avait installé ses fontes sur les côtés de l’animal et nous prit dans ses bras pour une accolade inhabituelle.
Après nous être brièvement restaurés, nous partîmes tous avec la mule pour rejoindre la route principale. Nous habitions dans un petit village côtier, Locronan, constitué de quelques fermes en plus de la nôtre et d’une dizaine de huttes d’artisans le long de la grande voirie. Nous surplombions les falaises de Fréhel où les hommes amarraient quelques barques pour partir pêcher les jours de beau temps. Aux alentours, une lande rase battue par les vents marins ne permettait pas de faire de bonnes récoltes. Chacun possédait un petit élevage et nous nous rendions, ma mère, mon père et moi, chaque mois au marché de Bécherel pour échanger ou vendre nos bêtes et productions alimentaires et artisanales. Bécherel était la ville de résidence du roi et de sa cour, à 30 kilomètres dans les terres. Aujourd’hui, c’est lui qui passerait par chez nous en se rendant au port de Lully pour y embarquer.
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J’avais été surpris par sa chevelure soufflée par le vent. Je venais de nourrir nos deux cochons avec les restes de blé et d’orge et elle était soudain apparue devant mes yeux. Je savais reconnaître la teinte de ses cheveux par la couleur unique qui s’en dégageait. D’une démarche légère et dynamique, elle revenait du front de mer. Alors sur le pas de la hutte, je la saluai avec un entrain renouvelé. Refermant la porte, j’inspirai deux grandes bouffées d’air, captant aussi les arômes provenant du four à pain, puis me remis à mes tâches quotidiennes. Edris, mon père, refermait l’âtre avec la grosse pierre de granit. Nous avions bientôt fini la cuisson de notre dernière fournée de la matinée et je nettoyais le pétrin qui avait accueilli notre travail et la levée des pains. Je me faisais une joie d’offrir dans quelques heures des miches fraîches au roi et à ses hommes. Je rêvais de les accompagner jusqu’à ce lieu sacré et druidique où ils allaient se rassembler.
Je me remémorai les informations que j’avais sur ce lieu. Elowen m’avait évoqué la veille un rêve étrange qu’elle avait fait. Dans une forêt dense et brumeuse, un chêne apparaissait et grossissait. Une enclume reposait à ses pieds et une multitude de nains, aussi grands que des chats, entouraient le pourtour de l’arbre. Son songe tissait selon moi un lien avec la coutume qui affirmait que les gardiens de cette île étaient des petits êtres intrépides et magiques. L'emblème de nos voisins Lonzigot s’apparentait à une enclume et celui de notre roi au Chêne. Ce qui me perturbait, c’était la fin de son rêve. Elowen avait vu les petits êtres magiques s’écarter avec dégoût de la scène. Alors la brume s’était densifiée et une odeur de putréfaction était sortie de la terre. Si forte, qu’Elowen s’était réveillée toute tremblante et sur le point de vomir. Etais-ce un présage, un de ces rêves prémonitoire que faisait parfois la grande Eloa ? Je ne voulais pas que mon roi prenne des risques dans ce voyage. Je devais aller voir notre druidesse locale et lui en parler avant le passage de la troupe ce matin. Elle saurait quoi faire.
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